Première lettre
- Sabrina Bigot
- 10 nov.
- 4 min de lecture

19 avril 1455, quelque part en bordure de la mer adriatique.
L’aube timide ne parvient pas à transpercer le brouillard tenace qui s’accroche aux dunes de sable, faisant perler ça et là des multitudes de gouttes, pluie immobile et figée, qui glace l’air et les cœurs.
Soudain, rien ne se produit. Pas plus la veille que le lendemain. Rien. Nada.
On ne saura jamais ce qu’il s’est passé ce jour-là , j’en suis désolé, mais je ne savais absolument pas comment commencer cette première newsletter. Il a bien dû se passer quelque chose, mais je n’ai pas la moindre idée de quoi. Par contre, je trouvais que c’était classe de démarrer comme ça, avec l’impression d’être plongé dans une histoire de dingue dès la première phrase !
On reviendra plus tard peut-être sur ce 19 avril 1455, si jamais il s’avère qu’il s’est réellement passé quelque chose ce matin-là , que j’ai choisi parfaitement au hasard. En attendant, retour au présent.
Pourquoi une newsletter ?
Parce qu’on ne reçoit plus de cartes postales ou de lettres. C’est nul. D’ailleurs je voulais monter une boîte là -dessus - pareil, on verra ça plus tard, si/quand je serai guéri. La newsletter, c’est pratique, vous n’avez qu’à la lire, pas besoin d’aller sur un « blog » (pour les plus jeunes, le blog était très à la mode à la préhistoire d’internet). Et puis c’est très plaisant d’imaginer une petite notification (une de plus) qui s’affiche chez vous, comme si un tout petit facteur toquait à votre porte pour vous remettre cette lettre.Â
Et je crois qu’au fond, c’est pour que vous ne m’oubliez pas. Les jours, les semaines, les mois passent et vous êtes - bien légitimement - happés par votre quotidien, mais pour moi, ce quotidien a un goût amer, celui d’une vie « à côté », loin, très loin de vous. Se retrouver, à 38 ans - dont 7 d’âge mental - retraité de force, lorsqu’on est hyperactif et entrepreneur, c’est un sentiment d’inachevé, de finitude, d’injustice et d’inutilité terrible.Â
Je sens que je vous ai cassé un peu le moral. C’est pas le but.
Mais tu vas parler de quoi alors ?
Je crois - mais c’est encore flou - que j’aimerais vous dire des choses utiles. Raconter ma vie ne m’intéresse pas, pas plus que vous ; vous tenir un journal intime rempli de niaiseries et de complaintes, non plus. J’estime que votre temps est précieux, et j’ose espérer que ce que je traverse depuis 3 ans m’a rendu un peu moins stupide quant aux choses de la vie. J’ai toujours aimé écrire des trucs sans prétention qui pouvaient faire un peu réfléchir, que ce soit sur la fidélité ou le but de la vie, et je ne vois pas pourquoi je devrais m’arrêter. Écrire me fait du bien, j’essaierai de faire en sorte que me lire vous soit agréable ! Si c’est pas le cas : vous pouvez vous désabonner. Je le prendrais avec zéro recul, le vivrais comme un échec personnel et j’aurais la sensation d’être une sous merde (c’est pour vous prouver que c’est pas écrit par une IA; une IA ne dit jamais de gros mots), mais sentez-vous libre !Â
Bref ! Vous me direz si l’objectif est atteint. Je lirai vos messages avec grand plaisir.
Petit état des lieux de la situationÂ
Pour vous partager un peu le quotidien d’une SLA, faisons un rapide descriptif de votre serviteur :
Je ne peux plus parler qu’à grand peine : c’est comme si on vous anesthésiait la bouche. C’est le pire je dirais en termes de frustration.
Mes mains sont aussi utiles que celles d’un T-Rex. Si j’arrive à me toucher le menton, c’est une performance. Là , c’est pas vraiment comme une anesthésie : c’est plutôt comme si on avait accroché des poids de 100 kg aux poignets. Le moindre mouvement est épuisant, tout tremble et je suis en apnée.
Les jambes : c’est le moins pire. Je peux tenir debout, marcher avec un déambulateur (l’objet sans doute le moins sexy du monde), à la vitesse phénoménale de 30 cm par pas, soit à la louche, 100m/h. Sans savoir si c’est une bonne chose ou pas, je me force à faire du vélo d’appartement (évidemment) pour l’illusion de sport que ça permet - et qui me manque tant.
Manger : c’est devenu un loisir risqué, à cause des fausses routes quasi quotidiennes. Chaque bouchée est angoissante au possible ; je me surprends parfois à prendre une inspiration avant, « au cas où ». Inutile de préciser que je me fais nourrir (là aussi, la dignité en prend un coup) et que le restaurant est devenu un souvenir.
Communiquer: grâce à l’ARSLA, qui prête gratuitement du matériel adapté, je peux écrire ces lignes avec les yeux. C’est via une bonne vieille tablette connectée à un capteur de mouvements oculaires. C’est pas évident au début, c’est très fatiguant mais sans ça, je serais déjà parti en suisse me faire débrancher. À la fin de cette newsletter, je vais devoir fermer les yeux pour les reposer, mais ça vaut le coup (d’œil hahaha).
Ce que vous pouvez en retenir (si vous avez lu jusqu’ici)
On a en soi des ressources insoupçonnées. Je pensais sincèrement que s’il m’arrivait un jour une maladie comme celle-là , j’irais en finir très vite ; mais en fait, on peut continuer à vivre - même si c’est très difficile. L’être humain est une formidable machine de résilience, mais il faut se confronter aux limites pour le réaliser. La souffrance n’est pas nécessairement une mauvaise chose - tant qu’on survit, évidemment.
Alors faites-vous confiance, vous avez en vous tout ce qu’il faut pour affronter les tempêtes de la vie. Et si, en lisant ces mots, vous êtes vous aussi en pleine tempête, regardez autour de vous : je suis là , nous sommes là . Et n’oubliez jamais : le soleil brille toujours au-dessus des nuages. C’est con, hein ? Mais c’est pourtant vrai.
Si je n’y croyais pas, j’aurais abandonné depuis longtemps.Â
Et le jour où on m’annoncera que la maladie est stoppée, que l’idée même d’un futur redeviendra possible, et qu’on fera une énorme fête, je repenserai à ce soleil qui brille, actuellement loin, très loin là -haut, dans un ciel aussi bleu que la tempête est noire et violente.
Allez, je saigne des yeux, je vous laisse, et vous embrasse bien.
Nico
